Les transfuges sociaux sont des individus qui se sont soustraits à leur classe sociale d’origine, que ce soit par la profession, les études ou encore le mariage. Ce phénomène a été popularisé par Chantal Jacquet, notamment dans son livre Juste un passage, où elle met en avant la mobilité sociale de son propre parcours et, surtout, où elle propose, à partir de son vécu personnel, une vision plus générale de la vie d’une personne transfuge (ou transclasse), en soulignant les obstacles rencontrés

Il faut comprendre que le phénomène des transfuges met en lumière un enjeu sociétal majeur : ne pas naître avec les mêmes codes sociaux influence profondément l’avenir de l’individu, selon qu’il est issu d’un environnement aisé ou populaire. Tandis que certains auront la chance d’accéder à des collèges et lycées privés réputés, de bénéficier d’une exposition précoce à l’art et à la culture grâce à l’entourage, ou encore de recevoir des aides scolaires de tuteurs, d’autres n’auront pas ces opportunités. Pourtant, grâce à leurs connaissances et à la culture populaire qu’ils ont intériorisée, cela ne crée pas une fatalité : c’est au contraire une possibilité de s’extraire de leur milieu d’origine pour entrer dans une sphère sociale et culturelle inconnue.

Le comportement, une nouvelle intégration de normes étrangère à la façon d’être :

Souvent, cette impression « d’être ni d’ici ni d’ailleurs », de n’être jamais complètement intégré ni dans son milieu d’origine ni dans celui que l’on tente d’intégrer, fait naître une sorte de « chimère » dans ce flou social.

Ce sentiment, partagé par beaucoup, est particulièrement retranscrit par l’écrivaine française Annie Ernaux. Née en 1940, fille de petits commerçants normands et issue d’un milieu populaire, elle est devenue une « transfuge de classe », décrivant avec force son parcours comme une volonté de « venger sa race ». Elle expose ses difficultés, notamment à travers le vocabulaire, en évoquant dans Les Armoires vides un langage perçu comme un « système de mots de passe pour entrer dans un autre milieu ». En effet, les codes sociaux diffèrent d’une classe à l’autre : ils se traduisent par la manière de parler, de s’habiller, voire même par la gestuelle. Annie Ernaux souligne ainsi son tiraillement, prise entre les railleries suscitées par un langage jugé « trop populaire » d’un côté, et celles provoquées par un langage jugé « trop soutenu » de l’autre.

Par ailleurs, ce sentiment se retrouve dans des œuvres cinématographiques tel que « Les Héritières » de Nolwenn Lemesle qui montre le quotidien d’une lycéenne de l’un des meilleurs lycées de France Henri IV, alors qu’elle vient d’un collège de banlieue, la voir être tiraillée entre ces deux mondes et son évolution tout en trouvant son identité propre, ressemble au début d’une personne transclasse. Mais surtout on peut y voir un véritable décalage entre une culture aisée et une culture populaire banlieusarde souvent réduit à une « sous-culture », car n’intéressant peu dans le monde intellectuel.   

Le processus transfuge, un changement intrinsèque et extrinsèque dans un processus méritocratique inadéquat :

Ce qu’il faut comprendre, c’est que ce phénomène doit être vu comme un « processus », selon Rose-Marie Lagrave : une mouvance qui se joue avec plusieurs facteurs. Irrémédiablement, peu de personnes issues de milieux populaires entrent dans de grandes écoles, par exemple seulement 7 % des étudiants sont issus de PCS peu favorisées sont entrés à l’ENS, contre 72 % pour les étudiants de PCS très favorisées.

Ce processus repose sur différents facteurs : individuels, comme l’ambition ; sociaux, comme les politiques éducatives ; et familiaux, lorsque les proches apportent un soutien. Venir d’une classe populaire peut constituer une force non négligeable, car pour beaucoup, l’intégration de la résilience et du dépassement de soi est indissociable. Dans cette perspective, Rose-Marie Lagrave écrit : « Malgré les lois d’airain de la reproduction sociale, se trouvent de petits embranchements qui dessinent des courbes sociales ascendantes, parfois frappées de plein fouet par des accidents de parcours, mais qui reprennent leur cours ; ces embranchements attestent que la fatalité sociale n’existe pas. »

On pourrait ainsi penser que devenir transclasse est accessible à tous, et dans un certain sens, c’est vrai : venir d’une classe populaire ne signifie pas qu’on ne peut pas s’extraire de sa classe, mais le chemin n’est ni simple ni linéaire. La France, depuis le XVIIIᵉ siècle, revendique une culture méritocratique affirmant que le travail ardu sera récompensé. Mais chacun ne part pas avec les mêmes ressources, qu’elles soient économiques, culturelles ou informationnelles. Les individus issus de milieux favorisés disposent d’avantages économiques pour financer des études à l’étranger, payer des écoles privées ou suivre des formations dans d’autres villes. Leur capital culturel leur offre des repères et des pratiques valorisées, comme la fréquentation des musées ou la préparation à certains concours. Beaucoup de personnes issues de milieux populaires ignorent certaines informations déterminantes pour la réussite académique, tel que les IEP, CPGE, EHESSE, HEC ou les dispositifs d’accompagnement vers les grandes écoles. Par ailleurs, le manque d’accompagnement dans les lycées populaires ne donne pas la possibilité à des élèves ayant le niveau de pouvoir avoir le choix d’aller dans ces écoles, car ils ne connaissent pas les procédures ou ne sont pas encouragés à les entreprendre. 

Dans ce contexte, le système méritocratique, malgré ses principes égalitaires, creuse souvent les inégalités préexistantes. Même si certaines aides existent, comme les bourses ou la démocratisation de l’enseignement supérieur via l’État-providence, la présence d’individus issus de classes populaires dans l’enseignement supérieur reste inférieure à celle des classes favorisées.

Les personnes transclasses évoluent dans un système qui, à la fois, les aide et les freine. Cela implique nécessairement de se transformer d’une part et d’autre. Certains acceptent pleinement leurs identités et racines, comme Annie Ernaux, tandis que d’autres ressentent une sorte de « honte », voire une répulsion envers ce qu’ils étaient, et parfois même d’où ils viennent.

L’évolution du phénomène transfuge

Il serait réducteur d’affirmer que le phénomène des transfuges de classe est né à une date précise. On trouve, par exemple, quelques cas anciens de mobilité sociale, comme celui de Jean Lannes (1769-1809), fils d’un petit cultivateur du Gers, devenu maréchal d’Empire et duc de Montebello. Toutefois, ce phénomène a réellement été mis en lumière à partir de la fin du XXᵉ siècle, avec l’ouverture de l’enseignement supérieur qui a offert de nouvelles opportunités à des personnes jusque-là exclues de ces parcours.

Ce mouvement a été largement porté par des auteurs tels que Didier Eribon, Annie Ernaux ou Édouard Louis. Mais leurs récits autobiographiques ont aussi suscité des critiques, notamment de Gérald Bronner dans « Les Origines : pourquoi devient-on qui l’on est ? » . Il souligne que ces témoignages de vies « transclasses » tendent à nourrir une forme de dolorisme, en mettant en avant la souffrance liée à leur origine sociale. Ce dolorisme fonctionnerait alors comme un capital de sympathie, destiné à se protéger de l’accusation d’embourgeoisement, tout en rappelant leur appartenance au monde populaire d’origine.

Reste que le vécu exprimé par ces auteurs reflète un sentiment partagé par de nombreux transfuges de classe.

Interview d’une personne transclasse :

Pour Madame Michaële Gobardhan, conseillère pédagogique de circonscription, originaire de Guadeloupe et titulaire d’une maîtrise de lettres modernes obtenue à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne dans les années 1990, le fait d’être une personne transfuge représente une véritable revanche. Ayant eu une grand-mère ne sachant ni lire ni écrire le français, elle voit dans son parcours universitaire prestigieux et son poste actuel une grande fierté.

Née et ayant grandi en Guadeloupe, elle faisait partie des meilleures élèves de son lycée, ce qui lui a permis d’obtenir une bourse d’État ainsi qu’une participation régionale, attribuée sur critères scolaires et sur lettre de motivation de la part de la région Guadeloupe. Elle regrette néanmoins le manque d’information dans son environnement scolaire : lycéenne, elle n’avait par exemple pas connaissance de l’existence des classes préparatoires littéraires, ce qui aurait pu orienter différemment son parcours.

À son arrivée à l’université de la Sorbonne, elle a ressenti une différence avec les autres étudiants, notamment parce qu’elle ne possédait pas les codes sociaux propres à la métropole, et plus encore à Paris. Rapidement toutefois, elle a su s’adapter et intégrer ces nouveaux repères, propres à un milieu élitiste. Elle se souvient également de certaines formes de discrimination. En effet, il y a plus de trente ans, les étudiants antillais étaient parfois perçus comme ayant un niveau inférieur, et la mention de son origine suscitait parfois une crispation chez ses camarades. Aujourd’hui, Madame Gobardhan est parfaitement intégrée à ces codes sociaux et assume pleinement son statut de cadre supérieure, tout en restant attachée à ses origines.

Pour favoriser le phénomène transclasse, elle estime essentiel de mettre en avant l’importance des études, d’encourager les jeunes à développer leur culture et à élargir leurs fréquentations vers les milieux qu’ils souhaitent intégrer. Elle souligne aussi que le mariage peut jouer un rôle dans cette mobilité, mais qu’il ne s’agit en rien d’une obligation.

Pour aller plus loin…

Annie Ernaux : La place et Les Armoires vides

Gérald Bronner : « Les Origines : pourquoi devient-on qui l’on est ?

Interview par Alicia BRAS avec Madame Michaële GOBARDHAN, conseillère pédagogique de circonscription, originaire de Guadeloupe et titulaire d’une maîtrise de lettres modernes obtenue à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne dans les années 1990.

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